Le projet de jeu sérieux XP#CharlieDilemme
Le poster présenté relève du retour d'expérience sur la manière dont les enseignants-chercheurs co-auteurs d'un jeu sérieux au sein de l'Université Gustave Eiffel et de l'Université catholique de Lille ont intégré dans leurs choix d'un arc narratif global, des thématiques abordées dans les épisodes et situations de jeu la diversité des publics pressentis et des publics qui se sont progressivement imposés pendant la conception du jeu. Au-delà des auteurs de la communication, ce retex prend en compte les témoignages de l'ensemble de l'équipe-projet composée d'auteurs enseignants-chercheurs en sciences de l'information et de la communication (3), en sciences politiques (1) et en philosophie (1), d'ingénieurs pédagogiques spécialistes des ludopédagogies (4), et de designers graphiques (2).
Le public de joueurs visés est constitué d'étudiants et de jeunes professionnels des métiers de l'information et de la communication (relations-publics, influence, lobbying, plaidoyer, réputation, marketing, publicité, journalisme), tandis que les prescripteurs du jeu sont des enseignants-chercheurs et des représentants de fédérations et de syndicats professionnels. Ce jeu sérieux intitulé « XP#CharlieDilemme » porte sur le thème de la régulation, de la déontologie et des dilemmes éthiques que les jeunes professionnels rencontrent en situation de travail peu importe leur employeur : entreprise, agence, établissements ou collectivités publiques, monde associatif. Il s'agit de les amener :
- à acquérir ou actualiser leurs connaissances théoriques en droit (principes, normes, jurisprudence), les grands textes de cadrage déontologiques produits par les entreprises et par des groupes professionnels (syndicats, fédérations), et les grands textes de la pensée philosophique sur l'éthique,
- à s'interroger sur les déterminants de la décision, à agir en professionnel dans des situations complexes de prise de décision,
- et enfin, dans une perspective axiologique, à faire preuve de réflexivité sur les stratégies, méthodes et techniques propres à leurs métiers, à interroger les normes juridiques et sociales disponibles, et questionner leurs propres repères, principes et systèmes de valeurs.
La problématique
L'acte de naissance du secteur des relations-publics est associé à la personne d'Edward Bernays, une relationniste peu soucieux d'éthique. De nombreux chercheurs interrogent l'éthique des méthodes et pratiques propres au secteur des « relations publics », sempiternellement soupçonnées de relever de la manipulation, de la tromperie, des retouches, du sensationnalisme, de la dissimulation, du mensonge, de la flatterie, du « ripolinage » des apparences, (Hutchison, 2002; Parsons, 2016; Fawkes, 2017). En 1995, Bernard Dagenais et Florian Sauvageau pointaient déjà le caractère équivoque ou inacceptable de certaines pratiques et le manque de transparence de la profession à ce sujet (Dagenais & Sauvageau, 1995, paragr. 42). La métaphore du « côté obscur » s'est généralisée pour évoquer les pratiques communicationnelles des entreprises non respectueuses du droit, des règles déontologiques, de grands principes éthiques ou de certaines valeurs, (Griffin & O'Leary-Kelly, 2004; S. Linstead et al., 2014; Dagenais, 2015; Dulek & Campbell, 2015; S. A. Linstead, 2015; Gilchrist-Petty & Long, 2016; Lascombe, 2020), mais également la capacité des organisations à mener des démarches réflexives, constructives et réparatrices sur les relations interpersonnelles au travail pathologiques : violence, maltraitance, mépris, incivilités, discriminations, etc. (Carayol et al., 2019). Précisons que les plateformes numériques de média social ont renouvelé le répertoire des pratiques communicationnelles puissantes, mais illégales ou inacceptables.
L'enseignement de l'éthique peut être proposé de manière théorique : droit de la communication, philosophie, panorama des bonnes pratiques et des pratiques dites de dark communication, toujours bien évidemment assorti de mises en garde : ces pratiques existent, mais il ne faut pas s'en servir. Cet enseignement peut aussi être favorisé par l'organisation d'événements comme la projection de films suivie de débats sur des scandales relatifs au monde de la com'. L'enseignement de l'éthique est une gageure. « La pédagogie des relations entre lobbying et éthique est en tension entre le souhait de répondre aux attentes d'étudiants en demande de repères clairs tels que le cadre légal ou les normes sociales, et le devoir de réaffirmation de la subjectivité des valeurs et du caractère pragmatique des questionnements éthiques » (Desmoulins, 2017, résumé). Qui plus est, la « "demande éthique", [...] ne surgit qu'en situation intolérable ou de conflit, par l'affrontement intersubjectif aux normes, par la rencontre temporelle entre les sujets » (Ullern-Weité, 2007, p. 149). Parler de dark communication reste tabou. On pourrait douter de la capacité des jeux sérieux à appréhender un sujet aussi sensible. En effet, pour ce qui concerne « les processus de haut niveau (raisonner, comprendre, prendre des décisions, conceptualiser, etc.), le transfert de ce qui a été appris en jouant semble particulièrement difficile » (Amadieu & Tricot, 2020, p. 79).
Des études montrent pourtant que les jeux sérieux peuvent aider les étudiants/joueurs à développer des compétences associées à la réflexion éthique (Sauvé et al., 2010), aux savoir-être comme la loyauté, la franchise, la transparence, la recherche de solutions de compromis (Duke & Geurts, 2004; Bots & van Daalen, 2007; Alvarez, 2014; Klein et al., 2020). Un jeu sérieux s'avère être un outil pédagogique pertinent pour appréhender des sujets sensibles comme l'écart entre la théorie et les pratiques dark (illégales, immorales ou inacceptables, ou gênantes), mais aussi et surtout pour vivre une expérience via des mises en situation qui permettent de réfléchir aux contraintes qui pèsent sur l'action, aux stratégies de jeu et aux repères et cadres interprétatifs qui contribuent à donner du sens à des situations de travail. Le jeu sérieux s'impose pour sa capacité à favoriser l'échange entre joueurs, entre joueurs et enseignants, pendant le jeu, lors des moments de débriefe.
Les résultats
Cette communication entend proposer un retour d'expérience sur les différentes étapes de la conception des jeux sérieux à travers le prisme de la problématique de l'anticipation de la diversité des publics par les chercheurs coauteurs du jeu et par les ingénieurs pédagogiques co-concepteurs, de la phase du pré-projet jusqu'à celle du bêta–test en passant par la rédaction du cahier des charges et les ateliers de rédaction collaborative avec des étudiants. La question de la diversité intéresse les auteurs du jeu tout d'abord comme exigence de non-récursivité dans un espace de jeu caractérisé par des épisodes construits comme des poupées russes (1), ensuite à travers la notion d'hybridité des métiers de l'information et de la communication (2), et enfin selon une dynamique inattendue de dédoublement des objectifs pédagogiques à la demande de ses publics avec des dilemmes propres aux métiers de l'influence et d'autres dilemmes relatifs à des problèmes qui peuvent concerner tous les jeunes en début de carrière en lien avec le management, de droit social, de relations interpersonnelles, de conflits de valeurs, d'autonomie, de loyauté et de préséance, de discrimination, de validisme, de racisme, de sexisme, de népotisme, etc. (3).
Résultats et essaimage
On entend montrer que le jeu sérieux XP#CharlieDilemme porte sur l'éthique, et que dans un effet de mise en abîme, sa conception a incité l'ensemble de l'équipe des enseignants-chercheurs auteurs, ingénieurs pédagogiques, graphistes et « comédiens » à une préoccupation éthique en lien avec leur volonté de mieux répondre aux attentes d'une grande diversité de publics d'une génération en demande d'éthique. On espère aussi à travers ce RETEX mettre en lumière les bénéfices, les pièges et points de vigilance à prendre en compte lors de la conception éditoriale d'un jeu sérieux multivalent destiné à une grande diversité de publics.
Bibliographie :
Alvarez, J. (2014). Serious Game : Questions et réflexions autour de son appropriation dans un contexte d'enseignement. Psychologie Clinique, 37(1), 112‑126. https://doi.org/10.1051/psyc/201437112
Amadieu, F., & Tricot, A. (2020). Chapitre 8 : On apprend mieux en jouant grâce au numérique. In Apprendre avec le numérique (p. 77‑88). Retz. https://www.cairn.info/apprendre-avec-le-numerique--9782725638768-p-77.htm
Bots, P., & van Daalen, E. (2007). Functional design of games to support natural resource management policy development. Simulation & Gaming, 38(4), 512‑532. https://doi.org/10.1177/1046878107300674
Cansell, P., & Desmoulins, L. (2018). Régimes de vérité et de sincérité des livrables des prestataires de services en intelligence économique: In L. Balicco, E. Broudoux, Chartron, V. Clavier, & I. Paillart, L'éthique en contexte info-communicationnel numérique (p. 51‑69). De Boeck Supérieur. https://doi.org/10.3917/dbu.balic.2018.01.0051
Carayol, V., Lépine, V., & Morillon, L. (2019). Le « côté obscur » de la communication des organisations. 7‑12. https://org-co.fr/download/2027/
Dagenais, B. (2015). L'ambiguïté du discours publics de l'entreprise : Entre générosité et mensonge. Communication et organisation. Revue scientifique francophone en Communication organisationnelle, 47, 13‑30. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.4867
Dagenais, B., & Sauvageau, F. (1995). L'équivoque dans les métiers de la communication. Communication et organisation. Revue scientifique francophone en Communication organisationnelle, 8, Article 8. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.1803
Desmoulins, L. (2017). Pédagogie et dilemmes de l'enseignement de l'éthique du lobbying. Revue Communication & professionnalisation, 5, 122‑144. https://doi.org/10.14428/rcompro.vi5.913
Duke, R. D., & Geurts, J. L. A. (2004). Policy games for strategic management : Pathways into the unknown. Dutch University Press.
Dulek, R. E., & Campbell, K. S. (2015). On the Dark Side of Strategic Communication. International Journal of Business Communication, 52(1), 122‑142. https://doi.org/10.1177/2329488414560107
Fawkes, J. (2017). Public relations ethics and professionalism : The shadow of excellence (First issued in paperback).
Gilchrist-Petty, E. S., & Long, S. (Éds.). (2016). Contexts of the dark side of communication. Peter Lang.
Griffin, R. W., & O'Leary-Kelly, A. (Éds.). (2004). The dark side of organizational behavior (1. ed). Jossey-Bass.
Hutchison, L. L. (2002). Teaching ethics across the public relations curriculum. Public Relations Review, 28(3), 301‑309. https://doi.org/10.1016/S0363-8111(02)00134-0
Klein, O., Henry, P., & Morhain, C. (2020). L'usage du jeu sérieux comme outil de prospective des usages du véhicule autonome : Méthodologie et enjeux à partir de l'expérience du jeu de plateau RoboSpectif. Netcom. Réseaux, communication et territoires, 34-3/4, Article 34-3/4. https://doi.org/10.4000/netcom.5629
Lascombe, J. (2020, septembre 25). Bienvenue dans le monde des dark PR. Stratégies, Opinion, Tribunes. https://www.strategies.fr/blogs-opinions/idees-tribunes/4050151W/-bienvenue-dans-le-monde-des-dark-pr-jerome-lascombe-wiztopic-.html
Linstead, S. A. (2015). The Dark Side of the Open Road : Critical Management Studies and Critical Public Relations. Academy of Management Proceedings, 2015(1), 16991. https://doi.org/10.5465/ambpp.2015.16991abstract
Linstead, S., Maréchal, G., & Griffin, R. W. (2014). Theorizing and Researching the Dark Side of Organization. Organization Studies, 35(2), 165‑188. https://doi.org/10.1177/0170840613515402
Maingueneau, D. (2021). Chapitre 13. Polyphonie et responsabilité énonciative. In Analyser les textes de communication: Vol. 4e éd. (p. 115‑127). Armand Colin. https://www.cairn.info/analyser-les-textes-de-communication--9782200626464-p-115.htm
Parsons, P. J. (2016). Ethics in Public Relations : A Guide to Best Practice. Kogan Page Publishers.
Sauvé, L., Villardier, L., & Probst, W. (2010). Les jeux en ligne multijoueurs. Un outil puissant pour apprendre à communiquer et à travailler en équipe. In L. Sauvé & D. Kaufman, Jeux et simulations éducatifs. Etude de cas et leçons apprises (p. 237‑262). https://doi.org/10.2307/j.ctv18pgk91.15
Ullern-Weité, I. (2007). Enseigner l'éthique comme expertise ou former les personnes au jugement éthique de l'action? Question didactique. Nouvelle revue de psychosociologie, n° 3, 149‑166. https://doi.org/10.3917/nrp.003.0149
[1] Le dropshipping ou « livraison directe » concerne des pratiques de vente sur internet dans laquelle les vendeurs prennent en charge la commercialisation et la vente du produit, sa publicité sur les médias sociaux, mais pas sa fabrication, ni son expédition.